jeudi 6 septembre 2007

Le rire


"Rubens eut un jour entre les mains un vieux recueil de photos du président John Kennedy : rien que des photos en couleurs, une cinquantaine au moins, et sur toutes le président riait.

Quelques jours plus tard, il se rendit à Florence. Debout devant le David de Michel-Ange, il se représenta ce visage de marbre aussi hilare que celui de Kennedy. David, ce parangon de la beauté masculine, eut soudain l'air d'un imbécile! Dés lors, il prit l'habitude de plaquer mentalement une bouche rieuse sur les visages des tableaux célèbres ; ce fut une expérimentation intéressante : la grimace du rire était capable de détruire tous les tableaux. Imaginez, au lieu de l'imperceptible sourire de la Joconde, un rire qui lui dénude les dents et les gencives!

Bien que familier des pinacothèques, auxquelles il consacrait l'essentiel de son temps, Rubens avait dû attendre les photos de Kennedy pour se rendre compte de cette simple évidence : depuis l'Antiquité jusqu'à Raphaël, peut-être jusqu'à Ingres, les grands peintres et sculpteurs ont évité de figurer le rire, et même le sourire. Il est vrai que les visages des statues étrusques sont tous souriants, mais ce sourire n'est pas une mimique, une réaction immédiate à une situation, c'est l'état durable du visage rayonnant d'éternelle béatitude. Pour les sculpteurs antiques comme des époques ultérieures, le beau visage n'était pensable que dans son immobilité.

[...]

Mais comment expliquer que les grands peintres aient exclu le rire du royaume de la beauté? Rubens se dit : le visage est beau lorsqu'il reflète la présence d'une pensée, tandis que le moment du rire est un moment où l'on ne pense pas. Mais est ce vrai ? Le rire n'est-il pas cet éclair de réflexion en train de saisir le comique ? Non, se dit Rubens : à l'instant où il saisit le comique, l'homme ne rit pas ; le rire suit immédiatement après, comme une réaction physique comme une convulsion du visage et dans la convulsion l'homme ne se domine pas, étant lui-même dominé par quelque chose qui n'est ni la volonté ni la raison. Voilà pourquoi le sculpteur antique ne représentait pas le rire. L'homme qui ne se domine pas (l'homme au-delà de la raison, au-delà de la volontéà ne pouvait être tenu pour le beau.

Si notre époque, contredisant l'esprit des grands peintres, a fait du rire l'expression favorisée du visage, cela veut dire que l'absence de volonté et de raison est devenue l'état idéal de l'homme. On pourrait objecter que sur les portraits photographiques la compulsion est simulée, donc consciente et voulue : Kennedy riant devant l'objectif d'un photographe ne réagit nullement à une situation comique, mais ouvtre très consciemment la bouche et découvre les dents. Mais cela prouve seulement que la convulsion du rire (l'au-delà de la raison et de la volonté) a été érigée par les hommes d'aujourd'hui en image idéale derrière laquelle ils ont choisi de se cacher.

Rubens pense : le rire est, de toutes les expressions du visage, la plus démocratique : l'immobilité du visage rend clairement discernable chacun des traits qui nous distinguent les uns des autres ; mais dans la convulsion nous sommes tous pareils.

Un buste de Jules César se tordant de rire est impensable. Mais les présidents américains partent pour l'éternité cachés derrière la convulsion démocratique du rire."

extrait de l'immortalité, Milan Kundera


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